Par Christophe Dordain
PREAMBULE
Une petite incursion dans le passé télévisuel français pour découvrir une curiosité : "Les Sept Portes". Telle est la modeste ambition du présent article alors que "Samedi est à Vous" célèbre son 50ème anniversaire en cette année 2025. En effet, voici le premier essai tenté par Guy Lux afin de concevoir une émission de télévision qui soit véritablement interactive. Toutefois, "Les Sept portes", puisque c'est son titre, ne sera diffusée qu'une seule et unique fois. Ce sera le samedi 29 avril 1967 sur la 2ème chaîne de l'ORTF.
Pourtant, même si cette tentative demeurera sans lendemain à l'époque, elle mérite d'être étudiée. Parce que voici l'ancêtre de la future "Une est à Vous" que Guy Lux lancera avec succès le 15 septembre 1973. Cette fois sur la 1ère chaîne de l'ORTF. Au fond, "Les Sept portes" aura posé bon nombre des jalons sur lesquels "La Une est à Vous" s'appuiera six ans plus tard.
C'est ainsi que découvrir un Léon Zitrone enfonçant allègrement sept portes (merci aux équipes de l'INA !), correspondant à sept thématiques différentes, constitue pour le modeste chercheur-téléspectateur une sacrée surprise ! C'est bel et bien cette mystérieuse émission dont on disait depuis fort longtemps qu’elle était à "La Une est à Vous" ce qu’était le discours de Bayeux (prononcé par le Général de Gaulle en juin 1946) aux futures institutions de la Vème République...
GUY LUX DEJA AU SOMMET
Avant d'aller plus loin, replongeons-nous dans le contexte des années 60. C'est pourquoi, une brève évocation de la carrière du géniteur des "Sept portes" s'impose. Guy Lux et la télévision ! Une histoire d'amour née dans les méandres de la production télévisuelle au temps des pionniers. Mais aussi une carrière amorcée en 1952 à Télé Luxembourg avec le soutien de Pierre Bellemare.
Des débuts marquants
Guy Lux y lance alors l'idée originale de jeux radiophoniques. Un principe qu'il reprendra ultérieurement pour la toute jeune RTF en intégrant l'équipe de Raymond Marcillac. Ce dernier étant à l'origine de "Télé-Dimanche" dès 1959. Cette dernière était la première émission du dimanche après-midi qui s’adressait à toute la famille. Le tout en alternant divertissements et sports.
Par la suite, Guy Lux conçoit ou anime plusieurs émissions de jeux et de variétés. Nombre d'entre elles ont ainsi marqué l'histoire de la télévision française. On pensera par exemple à "Intervilles", créée avec Pierre Brive en 1962. Un programme qu'il anime avec Simone Garnier et Léon Zitrone où il devient plus que célèbre en France. On citera de même "Interneige" (à partir de 1964) et les "Jeux sans Frontières" (à partir de 1965). À la radio, après RTL, il passera sur Europe n° 1 en 1972. Enfin, devenu animateur d'émissions de variétés, il présente le "Palmarès des chansons" de 1965 à 1968
Un contexte favorable
Aussi, lorsqu'il propose "Les Sept portes", Guy Lux profite d'un contexte positif, doublé d'une réputation bien établie de professionnel du petit écran. Pourquoi un contexte finalement positif ? Parce que la 2ème chaîne de l’ORTF est alors en quête de nouveaux concepts fédérateurs quant bien même elle ne couvre pas la totalité du territoire français. En effet, depuis le printemps 1964, on estime que 70 % des Français pouvaient la recevoir. Dans le même temps, on évaluait à 55 % la proportion des téléspectateurs équipés en récepteurs pouvant capter les deux chaînes.... (source : Télé 7 Jours, numéro 370, 22 avril 1967).
LE CONCEPT
Big Léon
Avec un Léon Zitrone en lieu et place du futur Bernard Golay, l’émission commence, comme ce sera le cas le 15 septembre 1973, par un long exposé du présentateur-vedette des années 60, ce grand spécialiste devant l’Eternel en courses hippiques et autres couronnements de têtes royales.
A ce sujet, ne pouvant s’empêcher cette référence équine, Léon Zitrone se fend, l’air un peu goguenard, de la remarque suivante : « eh bien, mesdames et messieurs, à Auteuil, on appellerait cela un parcours d’obstacles ! » tout en poursuivant avec l’énumération des différentes rubriques fondant "Les Sept portes" : policier, films, variétés, jeu historique, etc. Toutefois, on peut observer que le sieur Zitrone semble bien moins à l’aise que ne le sera plus tard Bernard Golay. Un Léon Zitrone qui préférait, et de loin, "Intervilles" et autres cavalcades à l'hippodrome de Longchamps.
Présentation de l'émission
Pour bien comprendre le concept résolument novateur développé par Guy Lux, voici la reproduction du texte de présentation du nouveau programme "Les Sept portes" tel qu'il fut publié dans le numéro 371 de Télé 7 Jours (en date du 29 avril 1967) :
« Guy Lux lance une formule inédite. Les téléspectateurs peuvent, de 20 heures à 22 heures 30, composer le programme de leur choix en téléphonant à SVP; pour Paris : SVP 11-11; pour la province automatique : SVP 11-11 et pour la province non automatique, par l’opératrice de l’interurbain. Un standard téléphonique installé à la Maison de l’O.R.T.F. à Paris, donne les résultats obtenus à S.V.P. et le style d’émission le plus demandé par les téléspectateurs est aussitôt programmé. »
Concernant la structure de l'émission, elle propose sept « portes » correspondant à sept styles de programme (aspect qui n'est donc pas sans rappeler ce que seront les architectures futures de "La Une est à Vous" tout d'abord, puis de "Samedi est à Vous" ensuite. Le tout entre septembre 1973 et octobre 1976).
L'EMISSION EN DETAIL
- "Des Agents Très Spéciaux" avec Robert Vaughn et David McCallum. L'épisode choisi est "Une nuit aux Caraïbes", réalisé par Théodore J. Flicker sur un scénario d'Abel Kandel. A l’époque, la série, créée par Sam Rolfe, s’était déjà imposée auprès du public hexagonal.
- "Batman", avec Adam West et Burt Ward. L'épisode proposé est "L’ombrelle de la mort" d'après un scénario de Lorenzo Semple Jr. C'était la première diffusion de la série en France et le moins que l’on puisse dire est qu’elle fera l’effet d’une bombe...
- Le Titanic : jeu historique. La projection du film "Le Titanic" est interrompue à six reprises. Des questions sont posées aux téléspectateurs, qui peuvent y répondre par téléphone (voilà qui préfigure le jeu "Histoire-stop" de "La Une est à Vous". Puis, le jeu "Télé Fidélité" de "Samedi est à Vous" dès janvier 1975).
- Trois aspects du rire : Laurel et Hardy dans "Partie de Campagne", Popov à Paris, Jacques Martin à Bobino.
- Reportage : Le Procès de Nuremberg.
- Déjà vu : "Les Incorruptibles" avec Robert Stack, épisode "Mr Moon". Voilà également un aspect du programme qui sera repris bien plus part avec la catégorie A revoir dans "La Une est à Vous".
- "Palmarès des chansons" (Jacques Brel, extraits) ou l'art de recycler les restes...
- Variétés (une trentaine de vedettes sont présentées aux téléspectateurs. Celles qui obtiennent le plus de suffrages interprètent une chanson entre les séquences. Cette idée d'un challenge-parade reviendra également dans "La Une est à Vous" à ses débuts.
Comme le précise alors Léon Zitrone dans son introduction : « c’est vous qui allez composer le programme. Que se passe-t-il d’habitude ? Quand on passe une dramatique, vous aimeriez voir un film. Quand on vous passe un reportage, vous dites que vous aimeriez voir un Policier. Aussi, ce soir, vous êtes les seuls responsables de l’émission que vous verrez. C’est à vous de voter en téléphonant à SVP. C’est donc à vous de nous dire quelle portes nous devons ouvrir pour vous. Nous ne les ouvrirons pas toutes. Nous ouvrirons, au fur et à mesure que la soirée avancera, celles des portes que vous aurez choisies. »
Ainsi, "Les Sept Portes" présentait déjà, et généreusement, une alliance redoutable entre séries populaires et chansons. C’est ce qui deviendra finalement la marque de fabrique de "La Une est à Vous" notamment dès le printemps 1974.
A NOTER
Quatre observations doivent désormais être faites qui concernent le déroulement de cette première tentative de télévision interactive :
- En plateau, on retrouve un Léon Zitrone entouré d’un fort bel aréopage de charmantes demoiselles. Chacune d’entre elles représentant les 7 portes de l’émission réalisée par Roger Pradines.
- Le recours à SVP 11 11, déjà utilisé pour "Les Dossiers de l’Ecran", ainsi qu’une émission d’ouverture (avec un épisode de la série "Batman") afin de laisser le temps nécessaire aux téléspectateurs d’appeler pour construire le futur programme.
- Concernant les tendances, et avec plus de 7 500 appels reçus en 1h30 par l’équipe dirigée par Pierre Louis (le prédécesseur du grand Roger Lago), pas de surprise dans les résultats ! Tout d'abord, 16% des appels pour "Batman" (afin de voir un deuxième épisode et c’est ce qui se produira effectivement). Ensuite, 32% pour "Des Agents Très Spéciaux". Enfin, 17,5 % pour "Les Incorruptibles". Et 4% pour le jeu historique ! Tout est dit.
- Pour conclure, il faut alors souligner le fait que l’émission se déroule en présence des grands critiques de la télévision, dont l'attitude compassée, voire un poil hostile, relève de l'évidence. Ils ont pour nom Philippe Gosset de Télé Magazine, André Roche de Télé 7 Jours et René-Pierre Petiot de Télé Poche.
A PROPOS DE BATMAN
Avouons-le ! On ne peut que demeurer estomaqué(e)s en découvrant la présentation de cette nouvelle série faite dans Télé 7 Jours (numéro 369, 15 avril 1967) sous la plume de Franklin Didi. Un article au titre singulièrement évocateur : « Attention, Batman arrive ! : C’est un mâle qui répand – ou a répandu - la terreur outre Atlantique, outre-Manche, outre Quiévrain, outre-Alpes. Batman, puisqu’il faut l’appeler par son surnom, est une préfiguration du James Bond de l’an 2000 en quelque sorte. Vous pourrez faire sa connaissance le samedi 29 avril, entre 20 et 23 heures, en branchant votre récepteur sur la 2ème chaîne. »
« C’est de l’humour au second degré » prévient alors Guy Lux, qui le présentera aux téléspectateurs français lors de la « première » de sa nouvelle émission, intitulée "Sept portes". « Une originale caricature de notre civilisation…» Franchement, je ne comprends pas du tout cette affirmation de la part du célèbre producteur-animateur...
A la question : « Comment l’O.R.T.F. a-t-elle consenti à laisser diffuser une réalisation aussi controversée ? » La réponse de Guy Lux est la suivante : « Ce ne fut pas facile. Longtemps ma proposition se heurta à un mur inébranlable. Puis, un jour, Jacques Thibau, directeur adjoint de la Télévision, accepta mon invitation à assister à un épisode de "Batman". Il en rit encore. »
Le producteur du "Palmarès des chansons" ne cache pas cependant sa curiosité, mitigée d’appréhension, de connaître la réaction de ses dix millions de témoins futurs : « Je prends ainsi le risque de compromettre ma nouvelle émission, « Les Sept portes » - à laquelle « Batman » est intégrée. Je l’assume volontiers. Avec passion… » Le bateleur de fêtes foraines n'est jamais bien loin...
Franchement ! Quand on regarde la série "Batman" maintenant, on ne peut qu'être effaré(e)s par les propos passionnés que suscita son arrivée en France en 1967, non ? Comment une série aussi innocente que "Batman" pouvait-elle être à l’origine d’autant d’appréhension ? Lisez donc la suite ci-dessous et vous aurez bien du mal à ne pas en sourire…
LA REACTION DU PUBLIC ET DE LA CRITIQUE FACE A L'EMISSION
A propos de Batman
« Non à "Batman" ! Comment l’O.R.T.F peut-elle permettre la diffusion de "Batman", qui ne peut, si elle s’adresse à des adultes, distraire que des arriérés mentaux ? Si elle est destinée aux jeunes, c’est un crime purement et simplement. Les images sont d’une telle horreur que les enfants américains en font des cauchemars. Qu’il vous plaise d’en rire Monsieur Thibau, c'est votre affaire ! Mais vous n’avez pas le droit d’imposer à des millions de téléspectateurs français – je précise : français – un tel film ! »
Lettre de M.C. Cardon de Paris XIVème (Télé 7 Jours, numéro 372, 06 mai 1967).
A propos des Sept Portes
« Les Sept portes », de Guy Lux, l’autre samedi, offrait sept types d’émissions parmi lesquelles le public était invité à faire un choix. Celui-ci se porta, en majorité sur les séries américaines d’aventures, policières ("Les Incorruptibles", "Des agents très spéciaux", "Batman") et je crains fort qu’après les avoir absorbées coup sur coup, les plus « fans » parmi les « fans » d’Eliot Ness ou de Napoleon Solo aient trouvé la soirée un tantinet indigeste. L’expérience peut être renouvelée. Mais selon moi, à deux conditions : Guy Lux devrait d’abord élargir l’éventail des émissions proposées (y inclure par exemple, du sport, de véritables variétés, une émission culturelle) ; ensuite offrir aux spectateurs non pas sept catégories isolées d’émissions, mais sept programmes types, sept menus établis à l’avance, centrés chacun sur une émission principale et dont les éléments seraient interchangeables (exemples : variétés, "Les Incorruptibles", catch ; ou bien encore "Des agents très spéciaux", émission culturelle ; etc.) ».
André Roche (Télé 7 Jours, numéro 373, 13 mai 1967).
«Demander aux téléspectateurs de composer eux-mêmes le samedi soir un programme de leur choix à partir de sept genres différents d'émissions, c'est une façon d'établir un indice de fréquentation. Cette formule " populaire " défendue par Guy Lux et par Léon Zitrone devait évidemment provoquer un certain nombre d'appels téléphoniques. Le sondage était habile (...). La seconde chaîne abandonne résolument son rôle complémentaire et joue ses chances sur des programmes " forts ".
A ces points de vue, l'expérience peut être utile. Et pourtant elle nous semble introduire dans la composition des programmes un dangereux précédent qui pourrait devenir une habitude. Cette consultation est démagogique en ce qu'elle flatte le public appelé a donner son avis tout en l'incitant à la facilité. Une soirée presque entièrement composée de feuilletons américains (même si "Des agents très spéciaux" et "Les Incorruptibles" sont excellents, pour un "Batman" médiocre) n'est pas une soirée digne de la politique de qualité actuellement poursuivie. ».
Jacques Siclier (Le Monde, 4 mai 1967).
POUR CONCLURE
En définitive, après cette première tentative avortée, il faudra donc attendre six ans pour que le projet finisse enfin par aboutir. Quant à Guy Lux, il reprendra avec l'ardeur et l'opiniâtreté qu'on lui connaît son métier de producteur-animateur notamment dans le cadre de nouveaux jeux et autres émissions de variétés. Puis, un jour viendra la rencontre avec Jacqueline Baudrier, devenue entretemps directrice de la 1ère chaîne de l'ORTF. Ce sera le 21 juin 1973. Prendra forme alors un nouveau projet appelé "La Une est à Vous". Mais, çà, c'est une autre histoire à raconter...