Par Emmanuel Francq
« L'Enfer du Devoir » raconte l'histoire de la compagnie Bravo, un peloton de jeunes soldats américains, pendant la guerre du Viêt-Nam à la fin des années soixante. Tandis que les États-Unis sont agités par des mouvements pacifistes, ces jeunes hommes se retrouvent dans un milieu hostile où ils doivent faire face aussi bien aux troupes ennemies qu'à leurs propres angoisses. « L'enfer du devoir » ne montre pas que les aspects atroces de la guerre mais dépeint aussi les problèmes humains que rencontrent, au quotidien, ces jeunes soldats.
LA « SALE GUERRE » À LA TELEVISION
« L'Enfer du Devoir » (« Tour of Duty ») renvoie à une expression réelle désignant les 12 mois durant lesquels les soldats américains effectuaient leur service militaire au Vietnam. L’expression anglophone peut se traduire par « tour de service », voire « période de devoir ». Deux anciens du Vietnam, d’origine afro-américaine, L. Travis Clark et Steve Duncan, sont les premiers à vouloir adapter la guerre du Vietnam pour le petit écran. Kim LeMasters, nouveau patron des programmes de la chaîne CBS (également derrière une autre très bonne série mais dans un genre différent, « Un flic dans la Mafia »), est convaincu qu’il y a matière à scénarios originaux. Clark et Duncan reçoivent le feu vert pour élaborer un projet qui allait donner naissance à « L’enfer du devoir ».
En effet, il n’y a pas meilleur témoin pour parler de ce « merdier » que ceux qui l’ont vécu. Duncan a effectué son service militaire dans la marine comme officier sur un porte-avions tandis que Clark était mitrailleur dans l’Air Force. Après son premier « tour de service », Clark se réengagera et passera ainsi deux années au Vietnam. Au moment de la promotion de la série, en 1987, il expliqua la raison de ce ré-engagement, dans une interview au Los Angeles Times en juillet 1987 : « Je n’arrivais pas à m’adapter. Je me sentais coupable parce que j’avais des amis qui étaient restés là-bas. » A l’écran, le formidable Sergent Anderson représente le « double » télé de Clark et ce sentiment sera également repris et illustré à plusieurs moments dans la série, à travers divers personnages (Goldman, Taylor, Percell, …). A son retour aux Etats-Unis en 1969, Clark s’inscrit à l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA) pour y suivre des études de gestion et d’administration. Son diplôme obtenu, il crée sa société de production, Magnum Artists. Quant à Duncan, un seul tour lui suffira et à son retour, il deviendra producteur de films commerciaux et industriels.
Le projet de « L'Enfer du Devoir » aura été une expérience très importante dans la vie de ces ex-vétérans. S’inspirant de leur expérience personnelle et s’appuyant sur une sérieuse documentation historique, Clark et Duncan rédigent donc plusieurs scénarios basés sur des faits réels que des soldats américains et eux-mêmes ont vécu durant la guerre du Vietnam. Créateurs de « L'Enfer du Devoir », Clark et Duncan en seront également les « executive consultants », c’est-à-dire les conseillers techniques consultés par l’équipe de production et de tournage afin de donner le ton le plus réaliste possible à une telle série. Par leurs conseils, ils ont influencé de près les scénaristes en participant à l’élaboration des scénarios. Ceux-ci, riches en émotions et en rebondissements, écrits avec talent et bon sens, seront les principales garanties d’originalité de la série.
Enfin, on peut raisonnablement supposer qu’ils se soient, en partie, inspirés de l’exceptionnel film documentaire de Pierre Schoendoerffer : « La section Anderson » (1967) pour donner corps et cœur à « L’enfer du devoir ». On y suit le parcours de soldats pendant la guerre du Vietnam, menés par un sergent noir nommé Anderson. Malgré les dangers de la jungle et la frustration née du fait d’un ennemi invisible, cette section a toujours servi avec honneur, au contraire du Lieutenant Calley qui perpétra le massacre de femmes et d’enfants dans le village de My Laï. Le film de Schoendoerffer remporta l’Oscar du Meilleur film documentaire en 1968 et reste encore un succès de vente de nos jours (l’INA en a fait une superbe restauration). Par un étrange effet miroir, le sergent « fictif » de la série, même s’il est blanc, partage les mêmes valeurs que celles du « vrai » sergent noir et tous deux se nomment Anderson.
DÉMARRAGE DIFFICILE
Le projet de « L'Enfer du Devoir » avait été proposé aux producteurs Zev Braun et Ronald L. Schwary (le film « Le cavalier électrique » avec Robert Redford). D’abord hésitants, ils finissent par accepter de le financer. On peut raisonnablement penser qu’ils ont accepté suite à l’énorme succès critique et public remporté par le film « Platoon » (1986) d’Oliver Stone. Mais la série n’est certainement pas une déclinaison pour le petit écran du film dont il faut souligner la violence gratuite et l’aspect complaisant dans sa vision de l’horreur.
Les fonds obtenus, la mise en chantier de la série se heurte cependant à plusieurs réticences. Quand Kim LeMasters, responsable de la programmation chez CBS, propose l’idée d’une série hebdomadaire sur la guerre du Vietnam, celle-ci n’a pas été accueillie avec enthousiasme, se souvient-il dans une interview donnée au « New York Times » le 02/08/1987 : « On m’a carrément répondu qu’il s’agissait d’une idée stupide. » Monsieur Grant, le patron de la chaîne, n’était pas favorable à cette idée car il considérait que « beaucoup d’Américains continuaient encore à ressentir trop fortement les effets de cette guerre de telle sorte qu’ils auraient du mal à l’admettre traitée sous forme de série télévisée chaque semaine. » Un autre patron de la chaîne, William S. Paley, fondateur et Président du grand réseau américain, affirma que « ses sentiments concernant la guerre du Vietnam demeuraient si forts qu’il préférait ne pas donner son avis sur la série. » Une réticence générale dont se souvient très bien Zev Braun, producteur exécutif de « L'Enfer du Devoir » : « Faire cette série ne faisait pas l’unanimité à CBS mais Kim LeMasters a entrepris personnellement de la faire. Il m’a dit qu’il voulait faire quelque chose sur le Vietnam. Et à présent, tout le monde à CBS soutient la série. »
Même s’il avait des doutes sur la série, LeMasters réussit à faire approuver le projet. Il craignait que le public féminin ne regarde pas une série de guerre, genre a priori réservé aux hommes. Mais CBS était dans une mauvaise passe avec ses taux d’écoute qui chutaient drastiquement par rapport à sa concurrente NBC, n°1 avec des séries comme « The Cosby Show », « Clair de Lune » et « Deux flics à Miami ». Il fallait donc se renouveler. La direction de CBS autorisa LeMasters à passer commande pour un scénario et c’est ainsi qu’il entra en contact avec les scénaristes et créateurs, L. Travis Clark et Steve Duncan. LeMasters ose ensuite programmer la série face à « Cosby Show » pour proposer une alternative aux sitcoms mais, avant tout, rendre hommage à ceux qui ont vécu l’enfer de cette guerre.
DES PERSONNAGES TRES DIFFERENTS
Afin d’être crédibles, les personnages se devaient de représenter la diversité de classes sociales et de cultures des hommes présents au Vietnam. Les scénaristes ont donc décidé d’inclure plusieurs personnages représentatifs : des Afro-américains, des Portoricains, un Japonais, un Juif, … Au fil des épisodes, la série abordera également les tensions raciales entre les soldats (1.6 : « Rivalités ») mais aussi les réactions suite à l’assassinat de Martin Luther King en 1968 (2.11 : « Terre promise »). A travers une douzaine de personnages qui interviennent de manière ponctuelle ou permanente dans la série, les créateurs montrent ce qu’ils représentent, chacun dans leur réalité, par le biais de stéréotypes, c’est-à-dire des personnes réduites « à un petit nombre de traits, fortement conventionnels dont les « caractéristiques et comportements sont tout à fait prévisibles, servilement conformes à un modèle. » (cf. « Savoir-Lire, Précis de lecture critique » de M.-P. Schmitt M.-P. et A. Viala, Paris, Didier, 1982, p. 72).
Mais ces personnages étaient aussi caractérisés par leur position dans un champ socio-historique constitué par des catégories sociales, par une hiérarchie – militaire, en l’occurrence -, par des visions du monde ou encore une idéologie. Ces personnages sont représentés soit comme des éléments stables du récit, soit caractérisés par une attitude qui évoluait. Pour un des créateurs de la série, L. Travis Clark, cette manière de faire répondait aux intentions suivantes : « Nous voulions prendre des groupes issus de différents milieux ethniques et de différents endroits du pays et les mettre ensemble, en utilisant la guerre comme toile de fond plutôt que comme centre d’intérêt – pour souligner comment les personnages changent et évoluent au cœur du temps. » (d’après le dossier de presse de l’hebdomadaire de télévision belge « Télémoustique », 1987).
Aussi les créateurs de « L'Enfer du Devoir » cherchaient-ils plus à illustrer la guerre du Vietnam en montrant des combattants ordinaires que des héros-à-la Rambo qui gagnent la guerre tout seuls, comme pourrait le laisser sous-entendre le titre donné à la série en Belgique : « Commando Vietnam ». Le titre en France, « L’enfer du devoir », est nettement plus évocateur et déjà plus proche du titre original : « Tour of Duty ». Même si, action oblige, on a droit aux inévitables échanges de tirs et scènes d’explosion, les créateurs et les producteurs ont cherché à présenter des personnages humains, vulnérables, tentant de survivre au cœur de la guerre, seul « héros » de la série.
Pour les producteurs de CBS et de la série, Kim LeMasters et Zev Braun, interrogés par le « Los Angeles Times » en juillet 1987, il s’agissait avant tout d’être réaliste : « Nous avions peur de donner une vision révisionniste de la guerre, où personne n’est réellement blessé. Nous avons essayé d’éviter une situation où la vedette est la seule à ne jamais prendre une balle. Nous aurons une distribution dynamique ; nous aurons des personnages qui apparaîtront durant trois ou quatre épisodes puis qui, malheureusement, seront abîmés par la guerre. » Et dès le pilote, un des personnages, qu’on pensait devenir réguliers, meurt en marchant sur une mine. A l’image de ce qui se passait au Vietnam.
Parmi les personnages principaux, chacun correspond à un stéréotype résumé ici :
- Ezekiel « Zeke » Anderson (Terence Knox) : le Sergent protecteur qui veille avant tout à la sécurité de ses hommes et à mener à bien les missions après. Au passage, on remarquera son prénom qui, en français, s’écrit Ezéchiel. En hébreu, il signifie « Que le seigneur le fortifie ». Rappelons que ce prophète a vécu au VIème siècle avant Jésus-Christ et qu’il est le prêtre du temple de Jérusalem pour les Judéo-Chrétiens. Véritable force et « fil rouge » de la série, « Zeke » sera toujours là pour ses hommes ;
- Myron Goldman (Stephen Caffrey) : le Lieutenant professionnel, juif d’origine, qui au début, privilégie les missions au détriment des hommes mais se rend compte que l’expérience du Sergent Anderson lui sera plus profitable que de s’enfermer dans un commandement rigide ;
- Caporal Daniel « Danny » Percell (Tony Becker) : le patriote originaire d’une petite ville du Montana. Il s’est porté volontaire, croyant en les valeurs « famille, honneur, patrie » mais va déchanter une fois au Vietnam, s’enfonçant dans la dépression et la drogue ;
- Le soldat puis Sergent Marvin Johnson (Stan Foster) : le noir tolérant. Engagé contre son gré, la série nous le présente dès le début comme un soldat expérimenté, envoyé comme éclaireur. La guerre le dégoûte et il ne croit guère au patriotisme ;
- Le soldat Marcus Taylor (Miguel A. Nùñez, Jr.) : le roublard. Après avoir volé une voiture, il doit choisir entre la prison ou la guerre. C’est aussi un soldat expérimenté qui veille sur son copain Johnson tout en se livrant à divers petits trafics sans gravité ;
- Le soldat Alberto Ruiz (Ramon Franco) : le voyou portoricain. Venant du Bronx à New York, Ruiz n’a pas d’expérience du combat à son arrivée dans la section mais gagnera vite le respect de ses frères d’armes tout en étant, comme Percell, de plus en plus affecté par la guerre.
Ces 6 hommes vont représenter les piliers de la série tout au long de ses 3 saisons. D’autres personnages vont aller et venir, au gré des événements et des circonstances :
- Le soldat Roger Horn (Joshua Maurer, présent dans la saison 1) : le pacifiste, hostile à la guerre car il estime que les USA soutiennent une « dictature pourrie » (celle du Sud-Vietnam). Ses opinions vont être mises à mal et la guerre va l’abîmer humainement et physiquement ;
- L’infirmier Randy Matsuda dit « Doc » (Steve Akaoshi, présent dans la saison 1) : celui qui soigne les hommes au front et fait preuve d’un courage et d’une humanité exemplaires ;
- Le soldat Scott Baker (Eric Bruskotter, présent dans la saison 1 et un épisode de la saison 3) : sorte de « double » californien de Percell, c’est aussi le « beach boy » musclé qui croit se battre pour sa patrie mais va également vite déchanter ;
- Le Capitaine Rusty Wallace (Kevin Conroy, présent dans la saison 1) : militaire expérimenté et fin tacticien, il perdra la vie à cause d’imprudences au cours d’un reportage avec une journaliste ;
- La correspondante de guerre et journaliste Alex Devlin (Kim Delaney, présente dans la saison 2) : elle deviendra la petite amie du Lieutenant Goldman. Tenace et intelligente, elle s’intéresse réellement à la guerre et surtout aux conséquences sur les populations vietnamiennes ;
- La Docteur Jennifer Seymour (Betsy Brantley, présente dans la saison 2) : chargée de s’occuper des conséquences post-traumatiques sur les soldats, elle tombera amoureuse du Sergent Zeke Anderson qui voudra la demander en mariage ;
- Le Lieutenant John McKay (Dan Gauthier, saisons 2 et 3) : pilote d’hélicoptère téméraire, il sauve la vie de la section Goldman / Anderson à plusieurs reprises. Beau gosse, c’est un dragueur invétéré doublé d’un redoutable combattant dans les airs ;
- L’infirmier Francis Hockenbury, surnommé « Doc Hock » (John Dye, saison 3) : sorte de décalque du soldat Horn de la saison 1 mélangé avec « Doc » Matsuda, il représente l’opinion américaine hostile à la guerre. Pacifiste et refusant de porter une arme, il commettra une erreur qui lui vaudra d’être « banni » de la section ;
- Le soldat Thomas « Pop » Scarlett (Lee Majors - saison 3) : le vétéran qui a connu la Seconde Guerre mondiale, la Corée et le Vietnam. Insubordonné, il n’est jamais monté en grade ;
- Le Colonel Carl Brewster (Carl Weathers - saison 3) : homme de terrain pragmatique, c’est un haut gradé qui a le sens des tactiques et surtout de l’honneur militaire, quitte à sacrifier sa carrière pour dénoncer publiquement le massacre de civils vietnamiens par une section de soldats américains.
LE REALISME DE LA GUERRE
« L'Enfer du Devoir » a pour objectif de rendre un aperçu aussi réaliste que possible de ce qu’avaient vécu de nombreux combattants au Vietnam. Elle a aussi la volonté affichée de leur rendre hommage, dans la foulée de la réhabilitation entamée par Ronald Reagan à l’aube de son premier mandat. La série aborde une diversité de thèmes s’appuyant sur des situations réalistes qui permettent aux auteurs de la série de « mettre en scène » les enjeux de l’action : racisme, massacres de civils, insubordination, missions absurdes, etc.
La 1ère saison suit les aventures de la seconde section de la Compagnie Bravo au Vietnam en 1967. Il s’agit d’une section d’infanterie « classique » de l’armée de terre qui mène des missions « recherche et destruction », sous le commandement du Lieutenant Myron Goldman et du Sergent « Zeke » Anderson. Selon Terence Knox, l’interprète de ce dernier, interrogé par « Spécial Télé » n°4 en septembre 1990 : « Nous ne racontons pas aux gens de belles épopées truffées de faux héroïsme. Nous racontons des morceaux de réalité, telle que des gamins ont été forcés de l’apprendre au milieu d’une jungle, il y a déjà un temps, maintenant. » Si chaque épisode est construit autour d’une situation dominante - une opération militaire, le comportement d’un des soldats de la section, la présence d’un acteur extérieur à celle-ci -, si la structure feuilletonesque est respectée à travers des épisodes qui font jouer à l’un ou l’autre membre de la section un rôle plus ou moins déterminant, c’est toujours avec la volonté de faire démonstration et de revaloriser le rôle des combattants américains au Vietnam.
Les auteurs ont cherché à expliquer, à travers un rappel des situations historiques ou d’informations – les phrases qui débutent chacun des épisodes (tirées de vrais journaux, de reportages ou de discours politiques de l’époque) -, les problèmes qu’ont rencontrés les soldats américains, tant au niveau de la manière dont la guerre fut menée que dans leurs rapports avec la société vietnamienne ou dans les rapports entre eux ou avec la société américaine. La série repère ainsi 4 types de problèmes : le 1er concerne la manière dont la guerre est menée ; le 2ème structure une vision de la société vietnamienne autour de la prise en compte des problèmes de la population civile et de la manière dont l’ennemi vietcong ou nord-vietnamien est présenté ; le 3ème met en scène des problèmes internes – sociaux, ethniques ou psychologiques – que rencontrent les soldats entre eux ; le 4ème porte sur la manière dont la guerre est présentée – à travers les médias – ou perçue par l’opinion publique américaine.
DES THEMES MULTIPLES
Un des thèmes dominants de « L'Enfer du Devoir » est constitué par la guerre elle-même, son utilité, la manière dont elle est menée. On repère 3 sous-thèmes à ce niveau :
1° - Celui de la distance entre officiers supérieurs et hommes de troupe. Les premiers sont toujours présentés comme loin du terrain, développant des stratégies peu adaptées, privilégiant la technologie et peu enclins à limiter les pertes humaines. Les seconds sont présentés comme ne comprenant pas le sens des missions qu’on leur fait exécuter, allant parfois jusqu’au bord de la mutinerie. Entre les deux, le Sergent Zeke Anderson fait figure d’homme d’expérience, de par sa grande connaissance du terrain. Son objectif numéro un tout au long de la série : préserver la vie de ses hommes. C’est dans cette superbe figure du sous-officier que se joue l’essentiel de l’effet démonstratif de « L'Enfer du Devoir ».
2° - Ensuite, c’est l’occasion pour les auteurs de présenter la différence entre la guerre du Vietnam et la Seconde Guerre mondiale. Cette présentation s’effectue à travers plusieurs rencontres entre pères et fils (Goldman et son père reviennent dans chaque saison, le temps d’un épisode). Elle permet non seulement de mettre en évidence la jeunesse des combattants au Vietnam (19 ans) par rapport à l’âge des soldats lors de la Seconde Guerre mondiale (26) mais aussi de marquer la différence quant au contenu des combats, à la nature du terrain et de l’adversaire. Ainsi cherche-t-on à créditer le caractère de « sale guerre » qu’ont présenté les opérations au Vietnam.
3° - Enfin, le 3ème sous-thème met en jeu des personnages qui sont présentés comme des « fous de guerre », peu soucieux de la vie des hommes, parfois cyniques. Si ce sous-thème porte une critique vis-à-vis de ceux « qui veulent trop en faire », il aborde en fait le problème de la responsabilité de l’engagement dans la guerre en mettant en évidence la nécessité de faire « une guerre propre », contrôlée, sans excès d’héroïsme. L’enjeu global de l’action vise à montrer les oppositions qui, au sein du camp américain, entre officiers et sous-officiers, entre pères et fils, entre « fous de guerre » et ceux qui cherchent « à sauver leur peau », donnent l’image d’une guerre – « sale », inhumaine, peu technologique – où la question essentielle est celle de la responsabilité assumée.
Le 2ème thème de la série a trait aux rapports avec la société vietnamienne selon un dualisme qui oppose, de façon manichéenne, la protection que les troupes américaines peuvent apporter à la population civile, principalement paysanne et une vision de l’ennemi pour le moins stéréotypée. D’un côté, les relations avec la population vietnamienne – toujours présentée comme victime de la guerre – renvoient à la protection et à la responsabilité des combattants vis-à-vis de celle-ci ; de l’autre, la vision de l’ennemi vient renforcer l’image de la guerre « sale » et cruelle : les Nord-Vietnamiens ou les Vietcongs sont très peu montrés physiquement.
Leur présence se limite à l’aspect fantomatique d’ombres lointaines et furtives lors d’embuscades. Ils sont présentés comme cruels, n’hésitant pas à torturer leurs prisonniers. Seuls quelques rares épisodes montrent des relations personnalisées autour d’un débat idéologique sur le sens de la guerre et la présence américaine au Vietnam : dans « Le tunnel de la mort » (1.2. : voir guide des épisodes), le soldat Taylor est enlevé par l’ennemi et soigné par un médecin vietnamien avec qui il sympathise ; dans « La prisonnière et le Lieutenant » (1.16.), la femme vietcong que le Lieutenant Goldman retient prisonnières, donne lieu à un échange de vues sur la conception de la guerre.
Le 3ème thème porte sur les relations internes aux combattants américains. Le racisme, la drogue, la corruption au sein de l’armée, l’engagement patriotique, l’abandon par les fiancées ou les épouses des soldats ou des officiers sont autant de situations qui permettent aux auteurs de le série de détailler les personnages, d’« ancrer » leur identification auprès du public comme autant de stéréotypes qui renvoient à un échantillon représentatif de la société américaine : blanc raciste, portoricain drogué, bleu vantard, californien « good boy », noir débrouillard, … (cf. plus haut).
Un 4ème thème – faiblement représenté tout au long des trois saisons de la série – porte sur le problème des combattants avec l’opinion publique américaine. Une poignée d’épisodes les abordent mais au final, c’est sans doute le thème dominant dans la mesure où les situations mises en scène, les informations données, les explications avancées s’adressent aux téléspectateurs américains pour chercher à leur faire comprendre ce que la guerre du Vietnam a été « en réalité ».
TROIS SAISONS DISTINCTES
La 1ère saison se caractérise par son aspect « didactique », instructif, démonstratif puisqu’elle cherche constamment à nous présenter des situations principalement militaires visant à expliquer les difficultés rencontrées par les soldats directement impliqués sur le terrain.
La 2ème saison, désormais feuilletonnante au contraire de la précédente, oriente le contenu de l’action vers des aspects plus psychologiques et romanesques. Le climat évoqué est celui du pourrissement : dépression, désertion, doutes des soldats sur le sens de leur présence au Vietnam, suicide, … avec des relations amoureuses pour un peu « alléger » le propos tout en reprenant des thèmes déjà abordés auparavant comme le racisme, la drogue, les trafics, la corruption, les conséquences de la guerre sur la population vietnamienne, etc.
La 3ème et dernière saison revient aux fondamentaux du début, sur une tonalité nettement plus sombre et souligne l’enlisement dans la guerre. Les soldats de la section sont devenus des professionnels de la guerre, conduisant des opérations spéciales. Cette ultime saison s’attarde encore aux problèmes d’insubordination à l’autorité (le Colonel Brewster), de drogue, de désertion et aux conséquences de la guerre sur les enfants, souvent orphelins. Cette ultime saison est sans doute la plus aboutie et la meilleure des trois même si elle est particulièrement déprimante et mélancolique par moments (le final). Cela dit, elle retrace avec beaucoup d’humanité le parcours de plusieurs soldats, anciens comme nouveaux, et reste jusqu’au bout d’une profondeur remarquable.
En effet, nous nous attachons particulièrement au Sergent « Zeke » Anderson, à Danny Percell, Ruiz, Taylor, Johnson et « Doc » Hockenbury, tout en ayant beaucoup de respect pour le Colonel Brewster et le soldat Thomas « Pop » Scarlet. Comme Anne Claude Paré le souligne dans son article consacré à « L'Enfer du Devoir » dans le livre « Les grandes séries américaines de 1970 à nos jours » (éditions Huitième Art : « La série a en effet ceci d’exceptionnel qu’elle affronte la réalité en face et qu’elle relate courageusement les faits, sans effets de manche, ni humour gratuit. Un parti pris qui ne pouvait laisser personne indifférent, aussi bien ceux qui furent impliqués directement, que ceux qui prirent position et manifestèrent ou encore ceux qui se contentèrent d’observer son évolution sans y prendre part. Durant la guerre, il n’y eut pas aux Etats-Unis une seule personne qui n’ait pas au moins réfléchi à la justesse ou à l’inutilité de l’intervention américaine dans ce conflit controversé. »
LA RECEPTION PAR LE PUBLIC ET LA CRITIQUE
Quand « L'Enfer du Devoir » » a été diffusé aux Etats-Unis, le conflit était encore frais dans les mémoires. Une dizaine d’années s’étaient écoulés depuis la chute de Saïgon en 1975. Selon l’interprète principal, Terence Knox (le Sergent Anderson), interrogé par l’hebdomadaire de télévision « Ciné-Télé Revue » en 1988, au terme de la 1ère saison : « La série est une succession de récits dont la variété semble satisfaire les anciens combattants du Vietnam, d’après les échos et les lettres que nous avons reçues. » Quant au courrier adressé par le public à la production, Knox précise : « Curieusement, ce sont surtout des adolescents de 14-15 ans qui nous ont écrit, dont le père, l’oncle ou un parent avaient participé à la guerre du Vietnam. Comme si les intéressés avaient voulu conserver une certaine pudeur, une certaine distance à l’égard des événements et avaient tenu à s’exprimer par la voie d’intermédiaires. »
Evidemment, vu la diffusion sur CBS, une des trois grandes chaînes du réseau public, il n’était pas question de se permettre une violence aussi graphique que dans des films comme « Platoon » et « Hamburger Hill », précise encore Terence Knox : « L’image que nous avons voulu rendre de la guerre est aussi fidèle que nous le permet la télévision, dans la mesure où, sur le petit écran, nous devons tempérer les excès de langage et une violence qui pourrait paraître trop crue. (…) Mais il n’y a en aucun cas exploitation de la violence, pour la bonne raison que c’est avant tout un hommage aux combattants de cette guerre. »
Au début de sa diffusion, « L'Enfer du Devoir » a reçu plusieurs articles élogieux de la presse américaine. Celle-ci souligna son caractère original et félicita l’initiative de CBS de proposer un programme instructif, faisant réfléchir le public sur ce qu’était cette guerre et ses conséquences. En revanche, d’autres critiques ont souligné le côté trop « propre » et pas assez réaliste de la série, lui reprochant de ne pas être aussi poignante et puissante que les films, d’être trop aseptisée. Variety, le magazine des professionnels du cinéma, a même été jusqu’à la considérer comme « une façon agréable, impeccable de visiter la guerre du Vietnam. (…) Il est dommage que cette série de la chaîne CBS soit incapable de décrire les horreurs d’un champ de bataille. » (d’après l’article « De la guerre dans les séries américaines » de Jean-Jacques Schléret, Le Monde, supplément radio-télévision du 2 au 8 septembre 1991, pp. 16 et 17).
Après un changement de lieu de tournage afin de diminuer les coûts, la 2ème saison a reçu un accueil mitigé, selon Terence Knox à « Télé 7 jours » en 1991 : « Nous étions soudain des soldats bien coiffés, jouant des scènes romantiques avec leurs petites amies. Le public n’a pas suivi et les vétérans du Vietnam ont protesté. » Malgré un changement de case horaire plus favorable, le samedi soir, la sauce n’a pas pris. Toujours selon Terence Knox à « Télé 7 jours » : « La troisième année, nous sommes revenus aux scénarios du début. Cela n’a pas empêché, malgré le succès, notre disparition. »
UN PLAIDOYER POUR REHABILITER LES VETERANS
Malgré la déception qu’a été la saison 2, les fans étaient devenus plus fidèles. Parmi eux, une légende de la télévision : Lee Majors alias le Colonel Steve Austin de « L’homme qui valait trois milliards » et le cascadeur Colt Seavers dans « L’homme qui tombe à pic ». Le producteur exécutif de la série, Zev Braun, souligne dans une interview à « Ciné-Télé Revue » en 1990 : « Il est très rare que nous invitions une star pour un épisode. Je ne crois pas tellement en ce procédé pour augmenter le taux d’écoute. Mais quand une vedette de choix m’appelle et me dit : « J’aime votre série et si jamais vous avez un rôle pour moi, cela me ferait plaisir d’y participer…, je l’invite volontiers ! »
Derrière le simple fait d’être fan, Majors tenait à participer pour une raison qui lui était propre, comme expliqué dans une interview à « Spécial Télé » n°23 d’avril 1992 : « J’incarnais un soldat grisonnant, un vétéran de la guerre, qui, avec des « bleus », menait tant bien que mal sa mission. Les autres acteurs et moi-même, nous avions tout mis en œuvre pour que les téléspectateurs aient une vision des événements aussi proche que possible de la réalité. Pourtant, nombreux sont ceux qui, parmi nous, étaient trop jeunes pour avoir vécu, directement ou indirectement, les horreurs de cette guerre. Mais ces acteurs de 20-30 ans se sont fortement documentés sur le sujet. »
A sa grande surprise, l’acteur a reçu un abondant courrier de spectateurs : « Souvent, les anciens du Vietnam ont été considérés, à leur retour, comme de véritables « bouchers », comme les soldats d’une cause perdue, alors qu’ils obéissaient seulement aux ordres qu’on leur donnait. Il fallait que les gens sachent ce qui s’était réellement passé là-bas, dans ce climat hostile. Cette possibilité de pouvoir faire revivre le passé à travers le feuilleton m’a particulièrement plu. (…) Je contribue ainsi à tuer le mensonge. Je ne veux pas prendre position sur le fait de savoir si cette guerre aurait dû ou non avoir lieu, mais je veux laisser une place aux sentiments. Les Américains ne peuvent oublier ce qui est arrivé aux leurs ! » La série invita également de futures stars du petit et du grand écran comme Angela Bassett, Ving Rhames, Everett McGill, Richard Brooks, Michael Madsen, Kelly Hu et des seconds rôles asiatiques aux visages bien connus comme James Hong, Mako et Soon-Teck Oh.
Quand la série prit fin en mai 1990, les acteurs abandonnèrent leurs personnages avec tristesse, se souvient Terence Knox dans son interview à « Télé 7 jours » à la fin mai 1991 : « Je regrette que la série se soit soudain arrêtée, pas du tout pour mes économies, mais parce qu’elle était de grande qualité. Nous recevons encore aujourd’hui beaucoup de lettres. La plupart des acteurs se considéraient, comme moi, investis d’une mission. Celle de donner aux anciens du Vietnam la place qu’ils méritent dans l’Histoire. »
Et ce, malgré un tournage particulièrement éreintant mais riche d’enseignements, comme s’en rappelle Stephen Caffrey, interprète du Lieutenant Goldman dans une interview à « Spécial Télé » n°11 d’avril 1991 : « Ce qui m’a plu, c’est le privilège de pouvoir redonner vie à un moment de l’histoire, par opposition aux fictions que sont la plupart des séries et feuilletons. Sans même parler de la chance supplémentaire de travailler sur une histoire récente, dont il existe encore plein de témoins et qui sont pour nous, acteurs, une source inépuisable d’informations et de détails précieux dans notre façon d’aborder nos rôles. Mais ces trois années n’ont pas été de tout repos. Rester suspendu à un hélicoptère, traîner des armes et jouer dans des températures étouffantes n’a rien d’une partie de plaisir. »
Au final, les réactions très positives reçues ensuite des anciens combattants de la guerre du Vietnam en valaient la peine : « Et c’est un autre plaisir pour les acteurs de la série que de recevoir les réactions immédiates de la part de ceux-là même qui ont vécu ces événements en direct. (…) Ils apprécient quand on les prend en sympathie et qu’on donne une vision un peu plus réaliste de ce qu’ils ont vécu. C’est d’autant plus facile à faire avec une série, qui a l’avantage, sur un film, de la durée. »